Quand a-t-il commencé à mentir. Lui même ne le sait pas vraiment. Il pense a son enfance, son père battant sa mère, sa mère battant son frère, son frère lui en foutant plein la gueule. Famille déjà pauvre, endettée jusqu'aux dents. Classique. Typique.
Tellement cliché que ça en deviendrait presque original. Il pense donc que tout débuta là. Qu'il se ferma comme une huitre et s'inventa un monde pour échapper a la réalité. Mais même cela, même ce qu'il pense être l'origine de son problème fait déjà parti du décor qu'il a créé de toute pièce.
De ce qu'il croit, de ce qu'il vous dit, rien n'est vrai. On peut remonter comme ça plus loin encore, plus loin que son enfance dans cette famille. On peut penser que le conte se défait de la vérité au moment ou il commence à penser, à parler. Mais non. On peut aller encore plus loin, plus loin que ses premiers mots, plus loin que ses premiers pas, plus loin que la bouillasse à la carotte, que les couches pleines, que ce bébé dans une couveuse, neuf mois plus loin, au moment ou deux êtres se lient. Voilà, on peut remonter jusque là pour dire que sa vie est un tissu de mensonge : Au moment même de sa conception.
La promesse d'un mariage faite a une lycéenne bien niaise par l'apprenti boulanger du quartier. Le fruit de ce serment éphémère ne connu jamais son père. Du moins pas celui là. L'homme qui accompagnait la mère lors de l’accouchement était le meilleur ami de l'apprenti. La jeune lycéenne s'était rabattue sur lui pour ne pas se retrouver seule et après avoir couché avec, elle raconta au meilleur ami qu'elle attendait son enfant. De ce fait, la naissance de ce dernier fut aussi un mensonge.
Il s’inventait des vies comme on change de chaussettes. Son père était tantôt ministre, tantôt espion. Sa mère vivait dans un cercueil et il avait un frère jumeau, recherché pour meurtre. Lui s’appelait Nexus Blakwood, Orion Dyonis, Mao Yoh, Alejandro Gomez, Du Roy, Langdon, Montecchi, Adamsberg, Carroll, Orihara, Dom Juan, Giant Jack, Darcy…
Plus il grandissait, plus ses histoires devenaient compliquées, loufoques, de plus en plus saugrenues, se mêlant les unes aux autres. Néanmoins, il possédait, déjà tout jeune, cette faculté à ne pas s’y perdre. A retrouver la bonne histoire en fonction de son interlocuteur. Il pouvait s’être passé trois jours, six mois ou deux ans depuis le dernier échange, qu’importe la durée, il savait très exactement ce qu’il avait dit et à qui. Le paradoxe de sa vie se résumait à ça : il n’avait de mémoire que pour tous les mensonges qu’il aimait raconter.
L’une des retombées majeures de cette mémoire sélective, c’est qu’il ne sait rien de fiable à propos de ses quinze premières années. A force de s’inventer un nouveau personnage tous les jours, il en a oublié ses origines. Comment s’appelle-t-il vraiment, quand est-il né, qui étaient ses parents, a-t-il jamais eut de frère, il a oublié tout ça volontairement. Vous vous imaginez surement qu’il a fait ça pour palier à un manque affectif, un traumatisme, peut-être était-il battu par ses parents, violé par son frère, maltraité par ses camarades. Peut-être sa vie n’était-elle tout simplement pas assez intéressante à ses yeux. Il ne saurait vous répondre : les vrais souvenirs ont disparus, mêlés aux contes qu’il inventait sans cesse,
il ne sait plus différencier le vrai du faux. Ne vous en faites pas, il le vit bien. Il n’a pas une vie mais des centaines. Être quelqu’un un jour et son contraire le lendemain, il aime ça. Pas de passé ni d’avenir, il ne vit que le moment présent, il n’est qu’un personnage et aussi provisoire soit-elle, l’existence qu’il mène est toujours plus intéressante que la précédente. Les parents, la famille, les amis, les amours… il ne s’agit que d’artifices pour vous faire croire que vous avez une place dans ce monde. Il n’a pas besoin de ça. Pas plus que d’un nom. Avec un nom, on vous fiche, on vous fout dans une catégorie et on vous oublie. Il en donne un différent pour chaque personne qu’il rencontre. Selon lui, c’est ça ‘être libre’ : ne pas avoir d’identité fixe, pouvoir en changer quand ça nous arrange.
Néanmoins, quand les gens parlent de lui, de ce garçon amnésique un peu timbré, quand on parle de lui comme d’une légende urbaine,
on l’appelle Maddox. L’origine du surnom est inconnue, mais dans le quartier, tout le monde sait qui est Maddox. Les gens ne connaissent ni son visage ni sa version de l’Histoire, mais on sait que Maddox, il est pas méchant, juste un peu ~ mad, un peu fou.
Aussi libre qu’un mythe jusqu’à 16 ans. Et voilà que cette chienne a tout foutu en l’air. Une fille. Une salope. Et son bouffon.
Les Nanas, c’est la merde parce qu’elles sont source de problèmes, Maddox l’a toujours su. D’habitude, il les évite, mais celle là, il se l’était prise en pleine poire. Et puis elle n’était pas la seule à foutre la merde. Y’avait ce mec aussi là. Caïn quelque chose… Mais bon, commençons par la fille :
Une japonaise.
Avec un nom à dormir debout. Murosaki qu’elle s’appelait. Maddox avait plus ou moins 16 ans, elle était dans sa 14° année. Même bahut, même banlieue, même immeuble, elle le collait quasiment 24 heures sur 24. Pourquoi ? On s’en contre fout. L’important, c’est de savoir que cette japonaise développait une admiration obsessionnelle pour certaines personnes. Dont Maddox. Il lui dit qu’il n’avait pas de nom, qu’on l’appelait simplement Maddox. Mais comme elle trouvait ça moche, elle répondit :
« - Si tu n’as pas de nom, je vais t’en donner un ! Désormais, tu t’appelleras Shin ! »
Et voilà. Il se retrouvait avec un nom. Il était fiché, catalogué, tout ça à cause de cette putain de meuf. Et puis pour ceux qui ne le savent pas, Shin, ça veut dire ‘sincérité’. La bonne blague. Du coup, quand ‘Saki était dans les parages, ça devenait plus difficile d’inventer un nouveau personnage. Elle était toujours là, à lui rappeler qu’il s’appelait « Sincérité », limite à jouer sa conscience et à lui faire la morale. Quand je vous disais que les filles c’est la merde…
Puis finalement, il s’y habitua, à la japonaise, à son omniprésence. Ils vivèrent ensemble durant trois ans. Quand on fêta les 17 ans de la fille, elle s’aperçût que Shin ne devait pas être loin des 19 et décréta qu’à partir de cette année là, ils feraient leurs anniversaires le même jour, le 6 avril. Etonnement, Maddox ne réagit pas. Il s’en foutait : elle lui avait déjà donné un nom, alors pourquoi pas un jour de naissance.
L’année suivante, on réunît donc toute la bande pour fêter leurs deux anniversaires.
C’est là qu’elle présenta Wellens à Maddox.Faut savoir que déjà à l’époque, les fréquentations de ‘Saki et Maddox n’étaient pas des plus respectables. Lui était du genre chef de gang. Il avait trainé un temps dans des affaires de drogue puis dériva vers les règlements de comptes. Elle, elle ne quitta pas le réseau. Elle dealait la came directement avec le fabriquant, ne prenant que la meilleure pour la revendre à prix d’or. Evidemment, Maddox et ses potes profitaient aussi de l’affaire et jouaient les gros bras quand elle avait un problème.
Et quel problème.
Caïn E. Wellens. On sait pas d’où elle le sortait, mais de toute façon, il devait être dans la même galère qu’eux tous. Bref, il suffît d’un regard à Maddox pour savoir que le gars leur apporterait des emmerdes.
Ce fut même plus rapide que prévu : dans les jours qui suivirent, il s’aperçût que Wellens aussi, était de ces personnes à propos desquelles ‘Saki devenait tellement admirative que ça virait à l’obsession. Mais son attirance pour Caïn était mille fois plus importante que celle qu’elle éprouvait pour Maddox. Tout naturellement, elle se désintéressa de ce dernier comme on abandonne un chien sur le bord d’une route. On pourrait se dire que c’était l’occasion pour Maddox de se refaire une santé, d’oublier toutes ses années gaspillées avec ‘Saki et de se réinventer un tas d’identités. Seulement voilà, l’emmerdant avec les changements, c’est qu’à la longue, on y prend goût. C’était humiliant à avouer mais il s’était habitué à avoir la japonaise à ses côtés quoi qu’il arrive et ça lui foutait le vertige de ne plus l’avoir avec lui.
Elle n’était pas partie depuis 3 jours que la voilà derrière la porte, ses valises à terre, un grand sourire aux lèvres :
« - Salut Maddox. Je ne suis pas revenue pour toi. Je ne peux pas m’installer chez lui et je n’ai nul part où aller. Tu me laisses entrer ? »
Pour seule réponse, il se dégagea du passage. Il n’avait pas su dire non. Même si « Shin » n’existait plus, même s’il n’était là que pour la loger et la nourrir, même s’il savait que quand elle n’était pas dans le deux pièces qu’il avaient toujours partagés, c’est qu’elle était chez ce merdeux de Caïn, surement en train de grimper aux rideaux.
« - Pourquoi tu restes avec lui ? Tu l’aimes ?
- Surement. Caïn est vraiment extraordinaire, tu sais. Il est super fort, il se fout de tout et puis, il est si classe !
- Et moi ? Tu m’aimes encore ?
- Je pense que oui. Tu me manques quand je suis avec lui. Plus qu’il ne me manque quand je suis avec toi !
- Tu pourrais le quitter. Que dirais-tu de venir à Rome avec moi ?
- Pars si tu veux. Je préfère rester avec Caïn. »
C’était quoi ce discours ? ‘Saki vivait aux bottes de Caïn selon ce qui lui chantait. Elle le voyait quand il le voulait et fermait sa gueule le reste du temps. Exactement comme Maddox avec elle. Ce qu’il n’avouerait jamais :
Les mensonges, il a ça dans le sang. Mais même s’il en avait ras le bol de cette relation à sens unique, il se sentait trop faible pour la foutre dehors et n’avait pas assez de couilles pour aller refaire le portrait de Wellens.
« - ‘Faudrait juste qu’elle disparaisse de ma vie. »
Cette nuit là, la lune était si ronde qu’on l’aurait cru tracée au compas. Maddox s’était enfilé un sachet d’héro à lui tout seul et se faire embrasser par une espèce de fée ne lui paru pas plus inhabituel que faire des pâtes. Elle lui dit qu’elle exaucerait son vœu et bien plus encore en échange d’une contrepartie.
Il accepta puis s’endormit.Le lendemain, à l’aube, on frappa à sa porte. C’était Wellens.
« - Les flics viennent d’embarquer Murosaki. »VRAI.
Etrangement, ça ne lui fit ni chaud ni froid.
« - T’y es pour quelque chose ? demanda Maddox.
- Non, ils savaient qu’elle dealait. Elle s’est fait chopper avec 500 grammes. VRAI.
- Comment tu sais tout ça ? T’étais avec elle ?
- Je les ai vu. FAUX.
- Tu mens.
- Ah oui ? »
Wellens le regarda bizarrement. Comment savait-il qu’il mentait ?
Maddox l’invita à entrer puis s’empara du couteau suisse sur la table basse et le planta dans le mur à plusieurs reprises. Comment savait-il que Wellens avait menti ? Une intuition. A vrai dire, il s’en foutait. Comme il se foutait de savoir où été ‘Saki à cette heure ci. Elle allait enfin disparaître de sa vie, c’était le principal.
Après avoir proposé à boire à Wellens, Maddox le détailla de haut en bas. Elle n’avait pas si mauvais goût la japonaise. En y regardant de plus près, il était vraiment pas mal ce type.
« - Ça te dirait d’intégrer le GDP ? demanda Wellens.
- Le quoi ?
- Le GDP.
- J’intègrerais ce que tu veux si tu couches avec moi. »
Maddox, ou comment se foutre dans la merde plus qu’on ne l’est déjà.