This is nuclear war.
— Ce soir tu vas kiffer ta race, bébé —
Vito s’immobilisa sur le seuil de la porte d’un certain appartement, et prit une lente inspiration. Sur le plan théorique, le mécanisme était parfait : l’oxygène parvint à ses poumons, chargea son sang des bonnes molécules, retourna à son cœur et, au terme d’un court circuit bien huilé, parvint enfin à son cerveau. Sur le plan pratique, la bouffée d’air n’eut pas l’effet escompté par le scientifique. Pas de sursaut intellectuel, pas de voie de sortie dans la brume où il évoluait, ni même de projecteurs puissants venus éclairer cette dernière. Rien. Flat-line. Mort cérébrale. Juste la porte, lui, et le flot de ses pensées qui s’emballaient, s’emballaient,
s’emballaient encore. Vito se trouvait submergé par ce que l’on ressent en s’éveillant d’un cauchemar, avant de comprendre qu’en fait, non, on a les mêmes problèmes une fois de retour dans la réalité. Et il hésitait quant à la conduite à tenir.
La vérité, c’était que la situation était très simple. On lui avait donné un ordre, il s’y tenait – tout le monde était content. Encore mieux : une fois la mission terminée, il était autorisé à rentrer chez lui avec la satisfaction du devoir accompli. Carboni passerait l’éponge sur ses bourdes les plus récentes et sa fiche de paie recommencerait à renflouer son compte en banque. La partie la plus rutilante de ce boudoir doré résidait certainement dans le contenu du job lui-même : buter un abruti de riche. Lequel était à peine majeur, vivait seul et devait peser une cinquantaine de kilos les jours de constipation.
Et puis, il les avait cherchées, les représailles. On ne se la jouait pas hacker d’une des branches les mieux protégées du gouvernement sans se douter que, tôt ou tard, cette histoire finirait par vous retomber sur la gueule. Sauf que s’il y avait des limites au talent d’un pirate informatique, il n’y en avait vraisemblablement pas à la connerie d’un ado qui pétait dans la soie. Oh, ça, oui, le gosse Vitaly l’avait bien cherché. Le problème, c’était que le GDP l’avait trouvé.
Un an auparavant, Vito Vargas aurait rêvé d’une mission de ce type. Un truc simple, peinard. Pas de grosse artillerie à sortir, ni même d’attention à prêter aux éventuelles retombées du meurtre crapuleux d’un Vitaly. Après tout, les flics répondaient à un gouvernement qui avait lui-même commandité la mort du concerné ; ils se feraient court-circuiter sur le sujet avant d’avoir pu trouver ne serait-ce qu’une piste menant à l’identité de l’assassin. L’affaire serait bouclée en quelques jours. On mettrait ça sur le dos d’une bande de vauriens du coin, les prétendants à l’héritage Vitaly se taperaient sur la gueule à la une des journaux le temps d’une semaine, puis le dossier serait classé. Et oublié. Les secrets du GDP continueraient de sommeiller sous la couche de crasse des sous-sols italiens.
Sauf qu’un an avait défilé, entretemps. Plus précisément, quelques mois avaient fait couler de l’eau sous les ponts. L’un desdits ponts avait cédé. La raison de cet effondrement était simple – il s’agissait d’une rencontre. Une rencontre avec Andrea Vitaly, le rejeton d’un couple dont Vito avait lui-même scellé le sordide destin.
Lorsqu’il avait en quelque sorte condamné à mort la mère d’Andrea et son stella, le scientifique n’en avait conçu aucune culpabilité. Il s’en tirait les mains propres, l’esprit tranquille. En outre, ni lui, ni grands pontes du GDP n’avaient obligé le père à conclure l’affaire de cette façon. Tout ceci, avait songé le Vito de l’époque, par la faute d’une saloperie de stella. L’idée qu’il ait pu joué un quelconque rôle dans ce merdier, en revanche, lui échappait. Pire, ça lui passait au-dessus – quelle idée !
Jusqu’à ce qu’il tombe, par hasard, sur le fils Vitaly.
Vito Vargas avait instantanément détesté le gamin. Il avait élevé l’arrogance au rang de péché capital – ah, il existait déjà l’orgueil pour ça … ? –, se comportait comme un demeuré, en était réduit à se tanquer derrière un écran d’ordinateur pour avoir le sentiment d’exister. Il était chiant, avait développé une répartie qui lui coûtait cher un jour ou l’autre. Il puait l’enfant pourri gâté. Il manquait d’instinct de survie. Et puis il était moche.
C’était ce moment que la culpabilité avait pourtant choisi pour jouer la carte du retour à l’envoyeur. Et ç’avait frappé Vito, plutôt fort. Il avait été pris au dépourvu, pour tout dire. Alors que l’image qui parvenait à son cerveau était celle d’un gosse de riche bon pour le caniveau, ce n’était pas là l’interprétation qu’avait eue sa conscience. Cette dernière, loin d’être en accord avec la vision du scientifique, lui présentait les choses sous un angle nouveau. Plus aigu, plus mordant. Coupant. C’était comme si elle parlait une langue que, pour une obscure raison, il parvenait à comprendre avant même d’y avoir accordé un instant d’attention. Et elle lui avait dit qu’il avait sa part de responsabilité dans la situation du gosse Vitaly. Elle lui avait dit qu’il n’était pas étranger à la force mouvant les engrenages mentaux du garçon. Qu’il n’y avait pas que des stellas pour causer des drames – les hommes s’en sortaient bien sans eux, dans le domaine.
Le plus étrange était sans doute que le message soit parvenu intact à Vito. Il n’avait pas pu l’ignorer, pas plus qu’il n’avait pu le soumettre au filtre de ses pensées – une espèce de défaillance hépatique sur le plan psychologique, en somme. Et ça l’avait sérieusement empoisonné. Au point qu’il en arrive, en découvrant qu’Andrea savait pour le GDP, à ne rien faire à ce propos. La situation avait pourtant été sans équivoque ; Andy avait revendiqué, haut et fort, les talents de hacker lui ayant permis de pirater le serveur de l’organisation. Le GDP avait commandité la mort d’individus pour bien moins que cela. Chaque agent de l’unité connaissait par cœur cet aspect du règlement en vigueur – il fallait tuer dans l’œuf toute potentielle fuite d’informations. Andrea, lui, était au-delà du statut de simple fuite : les informations auxquelles il avait eu accès faisaient techniquement de lui l’ennemi numéro du GDP, après les stellas et leurs pactisants.
L’évènement, en soi, était sans précédent. Vito le savait bien. Il y avait une différence entre le fait d’avoir vent de l’existence de la brigade et celui d’en connaître tous le moindre rouage. Si Andrea Vitaly avait effectivement piraté le serveur, on pouvait dire que ce dernier portait bien son nom : le gosse s’était
servi. Dans les grandes largeurs. Ce qui signifiait qu’il pouvait faire n’importe quoi de ces informations. Pour peu qu’il tombe sur un membre du Réseau, qu’il accepte de jouer le jeu, le GDP avait du souci à se faire. Et même sans cela, ça restait un pain de C4 réglé pour péter à la gueule du monde.
Mais Vito, quand bien même il avait eu conscience de tout cela et des possibles retombées, avait passé outre les directives de ses supérieurs. Par culpabilité, il avait laissé le gosse repartir vivant. Pire, il n’avait rien rapporté de l’incident à Carboni et les autres types de la direction. Encore plus amusant, il s’était mêlé d’avertir le gosse, à la fin de leur rencontre, qu’il ne pourrait pas s’écouler une éternité avant que les conséquences n’entrent dans la danse. Alors elles avaient fait ce pour quoi elles étaient programmées : pointer leur gueule un beau jour, heureuses de quitter leur piédestal pour enfin rejoindre l’épaule de leur créateur.
Et Renzo Carboni avait convoqué Vito. Le scientifique, se rendant dans le bureau du chef de projet, s’était figuré une énième remontrance à propos des absences à répétition, des rapports non rendus. Il s’était composé une mine contrite. Jouer la comédie n’avait rien de compliqué ; il commençait à connaître Renzo, il était au fait de ce qu’il souhaitait entendre lors de tels entretiens. Aussi était-il tombé des nues lorsque, à peine entré dans le bureau, Carboni avait laissé tomber la bombe.
« Tu es viré. »Vito s’était préparé à jouer la comédie sur toute la ligne. Le grand jeu. Il avait pour lui l’expérience de nombreux interrogatoires menés sur des pactisants et leurs saloperies ; il avait fini par reconnaître les menteurs. Il connaissait par cœur les expressions affichées lorsqu’ils débitaient leurs conneries. Les tics faciaux ou gestuels, le langage du corps venu contredire la parole, l’étrécissement des yeux, la formation de rides particulières. La fréquence des battements de cils. Les trémoussements, les mains qui se glacent jusqu’à l’immobilité. Vito avait suffisamment vu cela en œuvre pour être capable de ne pas s’y adonner – à sa décharge, il s’était même entraîné. Ç’avait déjà marché sur Carboni.
Cependant, il se trouva si surpris par la déclaration de Renzo qu’il en perdit toute sa contenance. Oh, pour le coup, son visage trahit un authentique ébahissement ; il en oublia même ce pour quoi il croyait être venu. Mais surtout, il loupa le plus important : l’expression arborée par son supérieur.
Celle d’un type qui mentait allègrement.
Tout ceci était, bien sûr, une comédie dans laquelle Vito fut tout de suite embarqué. Renzo Carboni eut le bon sens de le laisser mariner quelques minutes dans son jus. Vargas, sous le choc, ne décela pas son imperceptible sourire – la seule chose qu’il avait en tête était qu’on ne se faisait pas juste licencier du GDP. Enfin, Carboni avança qu’il pouvait lui donner une dernière chance. S’il s’occupait comme il le fallait du job qu’il était sur le point de lui confier, il ferait table rase sur ses conneries les plus récentes, et ils repartiraient du bon pied.
« Il faudrait que tu tues quelqu’un. On s’est dit que le droit te revenait ; ce serait une façon comme une autre de pousser une de tes missions à la perfection.
—Quelle mission ? demanda Vito, sans comprendre.
—La mission Vitaly. Tu dois t’en souvenir. » Le scientifique avait acquiescé. Oui, plutôt.
« Eh bien, enchaîna Renzo,
tu dois également te rappeler que le couple avait un gosse. Andrea Vitaly. Il a dix-neuf ans. Il s’avère qu’il nous pose quelques problèmes. Tout au long de l’année, quelqu’un a piraté notre serveur. On n’a pu retracer l’adresse IP que récemment, et on n’a pas apprécié de constater que c’était là un haut fait d’Andrea. Les membres du conseil et moi avons jugé que ça te revenait de droit. »Pour juger, ils avaient jugé. Vito n’avait eu d’autre choix que d’accepter. C’était pourquoi il en était là, devant la porte du gamin, incapable d’ignorer le poids du flingue dans l’une des poches de son manteau. Il n’avait aucune envie de le tuer. Le petit pissenlit était une plaie, mais il avait accumulé suffisamment de points de karma par la faute de Vito pour qu’on lui foute la paix, hacker ou non. Cet argument-là ne tiendrait pas la route, en revanche, s’il le présentait à Carboni.
En fait, j’ai décidé de n’en faire qu’à ma tête. Ou plutôt, le seul cap qu’il tiendrait était celui qui le conduirait à la potence.
Mais c’est pas grave. C’est jamais qu’un hacker qui sait tout sur la branche la plus nébuleuse du gouvernement italien.Puis, Vito se décida. Il savait ce qu’il allait faire. La situation s’était brusquement clarifiée dans sa tête ; la solution s’était balancée sous son nez depuis le début. Il lui suffisait d’en revenir au plan qu’il avait concocté en se rendant chez Renzo et d’en troquer quelques modalités. C’était simple comme son poing dans la gueule d’Andrea. Alors, il leva la main et frappa à la porte. Trois coups secs. Suffisamment espacés pour signaler qu’il ne s’agissait pas d’un démarcheur venu vendre des brosses à dents.
Toc, toc, toc.Le scientifique n’eut pas à attendre bien longtemps. A peine le battant eut-il pivoté sur ses gonds qu’il coinçait déjà sa botte dans l’entrebâillement pratiqué, bloquant ainsi la porte.
« Salut, Andy. Mes amis ont découvert que tu avais piraté leur serveur. Ils sont pas bien contents, et ils m’ont envoyé pour te le dire. Et pour te tuer, accessoirement. »