SEMBLABLE À TOI-MÊME, PAUVRE CON;Voilà maintenant un long moment que je contemple le dos lisse d’Anna, partagé entre le désir de la réveiller et l’indifférence de me casser sans la réveiller. Cette femme que j’ai aimé pendant des années ne parait être maintenant qu’un souvenir inutile auquel je me rattache pitoyablement. Et s’il y a bien une chose que je déteste, c’est cette puante nostalgie. Vous savez, cette salope qui vous crachent souvenirs et remords avec des photos, des livres, des lettres, des mélodies et des faux sourires. Cette amère sensation d’être tiré vers le passé malgré vous, cette connasse abjecte qui étourdit, qui semble vous prendre aux tripes et qui, parfois, voile vos yeux d’un pitoyable et brûlant liquide lacrymal.
J’en aurais vomi. Mais voyez-vous, je ne suis qu’un homme parmi tant d’autres, moi aussi je suis faible et il m’arrive parfois de retenir à grande peine un sanglot devant le défunt chien de ma mère qui s’appelait Bouboule et qui vous bavait sur les pieds dès qu’il vous voyait.
Non j’déconne.
Mes doigts fins glissent doucement le long de l’échine de la jeune femme. Il faut avouer que celle-ci a au moins le mérite d’avoir réussi où la plupart ont échoué. Supporter l’être grandiose, quoique légèrement lubrique je l’admets, que je suis est une épreuve de taille à laquelle peu osent se risquer. Il y a certes, parfois, deux voire trois téméraires pour se laisser vainement tenter de vivre avec moi -franchement je ne sais pas pourquoi ils y tiennent tant que ça - mais leurs efforts sont généralement vains. A croire que je suis maudit, que je ne suis pas fait pour vivre avec les autres. Pourtant, je ne suis pas un solitaire, non, pas le moins du monde. Au contraire. En fait, je suis un incompris. Versez quelques larmes pour mon salut.
« Lev ? Tu es réveillé ? »
Je ne prends même pas la peine de répondre. Si j’ai les yeux ouverts ma poule ça veut dire que je ne dors pas. Je ne peux pas m’empêcher de lâcher un petit soupir devant sa connerie. Putain qu’est-ce que j’en ai marre de cette fille. Deux ans que je la supporte bon gré mal gré. Deux ans pendant lesquels, une fois par mois, j'avais droit à un message d’anniversaire sur mon portable, un comptage niais et inutile digne des adolescentes des lycées américains. Et je peux vous dire qu’il y a beaucoup de mois en deux ans. Lente et douloureuse agonie. Surtout quand cette connasse est même pas capable de se taire pendant toute la durée d’un film. Et je déteste quand on parle devant un film. Surtout quand c’est Pulp Fiction. En plus cette conne n’aime même pas Pulp Fiction. J’en ai ma claque, il est temps de dire lui dire ciao bye bye. Mais comment procéder ? La pousser à bout ? Ce scénario semble sympa mais la connaissant, elle va commencer à gueuler et à gesticuler dans tous les sens et qui sait, peut-être réussir à casser un des mes appareils photos. Plutôt mourir que l’un de mes bébés soit la cible de l’hystérie d’une hystérique dont le QI ne dépasse pas celui d’une mangouste unijambiste. Trouvons donc un plan B. Emballer ses affaires et la mettre devant le fait accompli alors ? Non, ça ça fait très tapette qui évite le conflit et moi je veux un peu d’action quand même, je ne fais pas ça pour du vent, il faut être honnête, je veux du spectacle ! Ou bien ... Lui dire calmement qu’elle ne me fait plus bander ? Non. Elle va prendre cette confession comme un coming-out vu son degré élevé de stupidité.
Putain comme quoi trouver une façon honnête et lucrative de rompre est une activité vraiment divertissante.
« Tu sais Anna, aujourd’hui, ça fait six mois que t’es cocue. Joyeux anniversaire ma chérie. »
Il parait que je ne suis qu’un petit con. Je ne fais pas exprès. Il parait que j’ai l’air louche. Je ne fais pas exprès. Mais les mémés dans la rue me regardent comme si j’étais un fou, elles me toisent de haut en bas, je trouve ça indélicat, vous ne trouvez pas ? Il semblerait que ce soit mon sourire qui les agace. Mon sourire jovial, toujours collé sur mes lèvres pâles. C’est vrai qu’un rien étire mes lèvres. Il parait que sourire, ça réconforte les gens, que ça les met en confiance. Vous vous rendez compte ? On peut susciter de la sympathie juste en dévoilant quelques dents. Ridicule. Encore heureux qu’il y ait encore quelques malins dans cette ville pour ne pas se laisser berner par ces faux semblants et cette hypocrisie que j’aborde non-stop. J’ai appris rapidement et aux dépends des autres que faire preuve d’honnêteté était un truc à éviter dans cette ville. Non, sérieux, c’est vrai ce que j’dis. Regardez tous ces crétins qui se sont fait descendre pour un oui ou un non de trop, on les compte à la pelle ces débiles trop courageux. Hé, il parait que la race humaine, a toujours su s’adapter, c’est le moment de s’y mettre les gars ! Vous attendez quoi ?
Enfin je dis ça mais le pire c’est que l’adaptation, c’est pas trop mon truc. En fait mon problème ça doit sûrement être ma grande gueule. Je n’arrive pas à me brider. Être moqueur c’est tout un art, art dans lequel j’excelle. Des années d’entraînement pour arriver à mon niveau. Ça fait tellement beau gosse c’que je dis, j’adore. Admirez mon regard moqueur, mes yeux qui pétillent de moquerie et mes lèvres qui s’étirent, moqueuses. Tout en moi n’est que moquerie. La classe hein ? On ne tousse pas au fond, merci. Ne pourrissez pas mon groove.
Le regard meurtri que me lance Anna me sort soudain de mes pensées – aussi formidables et louables soient elles – et je me dis que j’aurais peut-être du tirer une dernière fois mon coup avec elle avant de la lâcher comme ça. Je sais, je gère pas là.
« Tu. Tu plaisantes n’est-ce pas ? »
« Je sais que j’ai l’habitude de faire de l’humour ma poule, mais là c’est pas une blague. »
Faux. Quel mensonge effronté que voici car je ne l’ai jamais trompé. Cette femme doit sûrement être l’amour de ma vie, mon âme sœur, une connerie du genre. Mais vu que je ne suis qu’un gros con, je préféré m’envoler vers d’autres cuisses. On ne se refait pas, désolé. Quand je vous dis de pleurer pour mon salut les gars, c’est que y a vraiment un truc qui doit pas coller chez moi. Une organisation cérébrale douteuse par exemple. J’dois être fini à la pisse, quelque chose comme ça.
« Donc tu prends tes affaires et puis tu te casses. »
Fini à la pisse je vous dis.
Tu m’étonnes que les mémés dans la rue ne m’aiment pas.